CHAPITRE QUARANTE ET UN
Abigail Hearns, à son poste sur la passerelle du HMS Tristan, faisait de son mieux pour paraître très calme. Ce n’était pas facile.
Elle n’avait jamais beaucoup cru aux concepts d’intuition ou de « double vue ». Du moins pas en ce qui la concernait : elle en avait assez vu et entendu concernant le Seigneur Harrington pour ne pas refuser cette possibilité dans son cas. D’autres officiers de sa connaissance, tel le capitaine Oversteegen, semblaient aussi posséder un talent qui évoquait de très près ces fameux pouvoirs, mais l’antenne psychique d’Abigail n’avait jamais capté de signaux d’alarme. Raison pour laquelle elle se sentait particulièrement nerveuse ce jour-là, car quelque chose lui tordait sans conteste les nerfs en un nœud de tension vibrant.
Elle ne savait pas pourquoi, elle n’aurait pu l’expliquer, mais c’était le cas. Et elle n’était pas seule à ressentir cela : elle avait observé le phénomène chez plusieurs autres officiers, autant sur la passerelle qu’en dehors, et savait que tous s’efforçaient de projeter la même sérénité qu’elle… que tous se demandaient à quel point ils y parvenaient.
Elle quitta ses écrans des yeux pour observer le répétiteur d’astrogation principal, et l’infernale tension qu’elle cherchait si fort à réprimer monta d’un ou deux crans. Ce ne serait plus très long à présent, songea-t-elle.
Non, vraiment, et béni soit l’Intercesseur de nous avoir laissé un peu de temps pour nous entraîner, se dit-elle. Je ne me crois pas la seule à bord qui regrette de n’avoir pas plus tôt pris en main la dispute avec la Nouvelle-Toscane, mais je ne peux honnêtement pas dire que nous avons perdu notre temps.
Le service tactique du Tristan n’était pas encore aussi parfaitement huilé et performant que celui de l’Hexapuma à la veille de la bataille de Monica, mais il avait fait d’inestimables progrès. En fait, elle l’estimait aussi bon que celui du Chaton méchant en Nuncio, et elle éprouvait une agréable impression de travail accompli en sachant que ces améliorations étaient son œuvre. Toutefois, cette impression n’était pas isolée : l’accompagnait un sentiment dangereux observé chez beaucoup des meilleurs officiers tactiques avec lesquels elle avait servi, et aussi niché, elle l’avait découvert, au plus profond d’elle. Abigail Hearns avait tué assez d’êtres humains au cours de sa jeune existence pour n’éprouver aucun besoin pressant d’en exécuter davantage, mais elle ne pouvait nier cette vague excitation de prédateur. Cette conscience de la puissance de l’arme qu’elle tenait entre les mains, telle une épée de seigneur. Elle n’avait pas réellement envie de s’en servir, mais pourtant… pourtant…
Il y a toujours un « pourtant », n’est-ce pas, Abigail ? songea-t-elle en se rappelant une conversation en Nuncio avec Ragnhilde Pavletic. Il y a toujours cette envie de te mettre à l’épreuve, de prouver que tu es un tout petit peu meilleure que la voisine. Ou – soyons honnête – que n’importe qui d’autre.
Elle jeta un coup d’œil au fauteuil de commandement d’une Naomi Kaplan encore plus calme que tous ses subordonnés. Contrairement aux autres occupants de la passerelle du Tristan, toutefois, Abigail avait connu le capitaine Kaplan au poste d’officier tactique : elle en avait déjà observé l’expression avant un combat et savait ce qu’elle voyait en ce moment.
« Excusez-moi, pacha, dit le lieutenant O’Reilly, nous avons un appel de com du vaisseau amiral. Le commodore pour vous, madame.
— Passez-le-moi, Wanda », répondit Kaplan. Il y eut un délai infinitésimal puis elle sourit à son petit écran de com privé. « Bonjour, commodore, que puis-je pour vous ? »
Ray Chatterjee, commandant de la 301e escadre de contre-torpilleurs, lui rendit son sourire depuis le pont d’état-major de son vaisseau amiral, le HMS Roland. Il paraissait un peu plus tendu que son interlocutrice, mais il était responsable des quatre vaisseaux de sa première division (la deuxième, commandée par le capitaine de vaisseau Jacob Zavala, avait été envoyée en Péquod pour relever le Reprise quand le capitaine Denton était rentré en Fuseau donner à l’amiral Khumalo et à l’amiral du Pic-d’Or son impression de première main de la situation), alors que Kaplan n’avait à se préoccuper que du Tristan.
« J’ai réfléchi, Naomi, déclara le commodore, et, quoique ce soit toujours un processus assez risqué dans mon cas, je crois avoir mis le doigt sur quelque chose. En gros, je préférerais garder une ou deux cartes dans ma manche. Par simple précaution, vous comprenez ?
— Vu ce qui s’est produit en Péquod, je serais pour conserver un ou deux pulseurs dans nos manches, monsieur. Et aussi un dans chaque botte, de préférence.
— Oh, ça, ce serait peut-être excessif, observa Chatterjee sur un ton léger. Après tout, nous sommes censément en mission diplomatique. Mais j’ai étudié tous nos documents sur la Nouvelle-Toscane et un des détails qui m’ont frappé est qu’elle ne dispose pas vraiment de capteurs en espace profond dignes de ce nom. »
Kaplan hocha la tête. Toute nation stellaire modérément prospère – ou, à tout le moins, toute nation stellaire modérément prospère s’inquiétant de manœuvres militaires dans ses alentours – entretenait des capteurs en espace profond. Dans le cas d’une puissance comme Manticore, ces plateformes mesuraient des milliers de kilomètres de long et étaient dotées d’une exquise sensibilité leur permettant de percevoir des empreintes hyper, voire des signatures d’impulsion, à des mois-lumière de la primaire du système, bien au-delà de la portée accessible à des capteurs de vaisseau.
Toutefois, la Nouvelle-Toscane n’était pas modérément prospère au regard des critères manticoriens. Malgré le train de vie souvent princier de ses oligarques, elle n’était guère plus qu’une poche de pauvreté crasse aux yeux du Vieux Royaume stellaire et ne possédait aucun capteur en espace profond moderne.
« Ces gens-là sont pratiquement aveugles au-delà de l’hyperlimite, continua Chatterjee. Je ne dis pas qu’ils ne peuvent rien voir au-delà de cette distance, mais ils n’ont pas de grandes chances d’y parvenir et leur résolution est forcément minable au-delà de vingt à vingt-cinq minutes-lumière de la primaire.
— C’est à peu près aussi mon estimation, monsieur », acquiesça Kaplan, quoique sa voix fût un brin méfiante. Chatterjee eut un nouveau sourire, bien mince, en comprenant qu’elle avait deviné où il voulait en venir : il ne lui restait plus qu’à confirmer ces soupçons.
« Ce que j’ai l’intention de faire, reprit-il, c’est rapprocher un peu le Tristan du Roland, par-derrière, pour voir si notre empreinte peut masquer la vôtre. Nous opérerons notre translation à vingt-deux minutes-lumière – s’ils veulent croire que notre astrogation est douteuse, je m’en moque, mais ça nous donnera une minute-lumière et demie de plus pour nous amuser. Dès que nous aurons opéré nos translations alpha, toutefois, je veux que vous passiez en mode furtif absolu.
— Si je puis me permettre, monsieur…
— « Si je puis me permettre bla bla bla », l’interrompit Chatterjee avec ce qui ressemblait bien plus à un vrai sourire. Comment ai-je pu deviner que vous alliez dire ça ? »
Kaplan referma la bouche, quoique la lueur qui habitait ses yeux communiquât fort bien sa pensée informulée.
« C’est mieux, approuva le commodore, dont l’expression devint grave. Je ne vous soumets pas cette idée pour vous compliquer la vie, Naomi, je vous assure. Le problème est que nul n’a la moindre idée d’où les Néo-Toscans veulent en venir. Nous savons toutefois qu’ils ont fabriqué de toutes pièces des incidents, et même qu’ils ont fait sauter un de leurs propres cargos – d’ailleurs, j’espère de tout cœur qu’il n’y avait pas réellement un équipage à bord à ce moment-là – afin de nous en accuser. Je ne crois pas qu’ils auraient agi ainsi à moins de se croire capables de réunir quelques prétendues données de capteurs pour soutenir leur argumentation. Et le capitaine Denton, par malheur, n’a pas pu nous fournir de quoi la repousser de manière concluante.
» Je doute qu’ils tentent quoi que ce soit avec trois contre-torpilleurs manticoriens perchés là, à les regarder comme des faucons, mais je n’en mettrais pas ma main au feu. Donc, ce que nous allons faire, c’est nous servir du Roland, du Lancelot et du Galahad pour déployer des Cavaliers fantômes pendant que nous entrerons dans le système. Nous larguerons quelques plateformes actives pour balayer devant nous, mais les autres seront absolument passives, ne brancheront même pas leur propulsion, et vous les dirigerez d’au-delà de l’hyperlimite, en vous servant de liens luminiques pour qu’aucune impulsion gravitique inexpliquée ne flotte dans le système. Les Néo-Toscans ne sauront pas que nous observons tout leur système stellaire en enregistrant ce que nous voyons. S’ils essaient de faire passer quelque chose hors de notre portée de capteurs officielle, les plateformes cachées les prendront en flagrant délit, ce qui renforcera la position d’Amandine Corvisart au cas où ils voudraient la prendre de haut. Dans un sens, j’aimerais donc presque qu’ils s’enhardissent, si ça nous permet de les prendre la main dans le sac. Et c’est vous qui allez surveiller le contenu du sac pour nous. »
Kaplan resta muette quelques instants puis poussa un soupir à peine perceptible.
« Très bien, monsieur. Ça ne me plaît pas mais je comprends la logique de la manœuvre et je sais qu’il faut bien la confier à quelqu’un. Mais la prochaine fois qu’il vous viendra une idée comme celle-là, on pourrait envisager de jouer aux cartes, lancer des dés ou tirer à pile ou face pour savoir qui va faire grand-maman dans le fauteuil à bascule sous la véranda pendant que les autres vont jouer dehors.
— Bonté divine, capitaine ! J’ignorais que vous possédiez un tel don de la métaphore, mais j’imagine que je peux au moins réfléchir à votre suggestion. » Chatterjee fronça un instant le sourcil, songeur, puis sourit. « Personnellement, je préfère pierre-papier-ciseaux pour les décisions vraiment graves, cela dit. »
« Ils sont arrivés, mademoiselle Anisimovna. »
Aldona Anisimovna, sur la terrasse de sa villa temporaire de Livorno, se redressa sur sa chaise longue. Elle jouissait de la chaleur de la primaire G3 de Nouvelle-Toscane comme un grand chat blond depuis presque une heure, et il fallut quelques instants à son cerveau gorgé de soleil pour traiter l’annonce de Kyrillos Taliadoros.
« Les Manties ? demanda-t-elle, ce qu’on lui confirma d’un signe de tête.
— D’après nos contacts, ils sont en plus grand nombre que nous ne nous y attendions, madame.
— À quel point ?
— Trois contre-torpilleurs de la nouvelle classe Roland, répondit Taliadoros. Et, d’après leurs messages initiaux, ils ont envoyé nul autre qu’Amandine Corvisart pour remettre leur réponse au message du Premier ministre.
— Vraiment ? » Anisimovna eut un sourire mauvais. Compte tenu du travail de démolition effectué en Monica par Corvisart, lui rendre la monnaie de sa pièce constituait un bonus imprévu. Elle se surprit à avoir envie de ronronner comme une lionne en chasse à cette pensée mais sentit aussitôt son pouls s’accélérer. Même un rejeton d’une lignée alpha mesane n’était pas immunisé contre les effets de la bonne vieille adrénaline. Ou de la crainte, admit-elle, tandis que son sourire s’effaçait un peu. Ni, d’ailleurs, d’un léger creux à l’estomac quand elle songeait au petit détail qu’elle avait ajouté au plan sans en informer ses alliés de Nouvelle-Toscane.
Arrête ! se dit-elle fermement. C’est le premier acte d’une putain de guerre, espèce de conne ! Bien sûr que ça va être… sale. Mais ça va marcher, ce qui est bien plus important !
« Vous dites « d’après nos contacts », reprit-elle. Ça signifie qu’aucun subordonné de Vézien ne nous a encore officiellement communiqué la nouvelle ?
— Oui, madame, mais ça n’est pas forcément significatif. » Taliadoros s’autorisa un sourire vaniteux. « Je serais très surpris que notre ligne de communications avec la FNT – et son propre cabinet, d’ailleurs – ne soit pas plus courte, ou en tout cas plus rapide, que les siennes.
— Ne péchons pas par excès de confiance, Kyrillos », dit Anisimovrta sur un ton de léger reproche. Le sourire de son garde du corps disparut, tandis qu’il hochait la tête, sombre.
Cela dit, il n’avait pas tort, concéda-t-elle en elle-même. Depuis son arrivée en Nouvelle-Toscane, Jansen Metcalf avait fait ce que faisaient toujours attachés et ambassadeurs mesans. Avant même de défaire ses bagages, il avait entrepris d’établir des « contacts » dans toutes les structures politiques et économiques locales. C’était toujours plus facile sur des planètes comme celle-ci, où les pots-de-vin, les détournements de fonds et la corruption étaient considérés comme normaux. Anisimovna se demandait parfois si c’était la relative absence de cette trinité d’outils qui expliquait l’échec de Bardasano à pénétrer Manticore – ou, d’ailleurs, la nouvelle République de Theisman et Pritchart – comme elle avait pénétré tant d’autres nations stellaires.
Quoi qu’il en fût, la Nouvelle-Toscane fournissait un terrain fertile aux techniques mesanes standard et, jusqu’à ce que Manticore s’implique dans l’amas de Talbot, Metcalf n’avait rien eu de plus important à faire que de peaufiner son réseau. Taliadoros avait donc sûrement raison : Anisimovna était bel et bien mieux informée des événements de Nouvelle-Toscane que le Premier ministre Vézien. Peut-être même mieux que Damien Dusserre, bien qu’elle eût davantage hésité à en prendre le pari.
« Je suis d’accord avec vous, cela dit, continua-t-elle. Vézien doit vérifier ses infos avant de les transmettre, non pas tenter de nous faire des cachotteries. »
Comme Taliadoros acquiesçait à nouveau, Anisimovna se leva souplement. Elle marcha pieds nus jusqu’au rebord de la terrasse, s’accorda quelques instants de réflexion en contemplant la capitale néo-toscane puis se retourna vers son garde du corps.
« Il est temps que je reste tranquillement ici, à ne rien faire de louche, dit-elle. Et si j’y suis, il faut que vous y soyez aussi. Il serait sans doute bon de fermer les canaux de communications privés que nous pourrions avoir ouverts. Je veux croire que le lieutenant Rochefort a déjà reçu ses instructions.
— Oui, madame. Et l’ambassadeur Metcalf a vérifié le relais de com. Même si quelqu’un le détectait, on ne pourrait pas s’en servir pour remonter jusqu’à nous.
— J’aime la pensée positive, Kyrillos, mais mes expériences récentes me dissuadent de rien considérer comme acquis.
— Bien sûr, madame.
— Très bien. En ce cas, allez vous assurer que nous ne parlions à personne sans que les mouchards de monsieur Dusserre puissent nous écouter. Il ne faut pas qu’il ait de vilains soupçons sur les raisons pour lesquelles nous voudrions lui cacher des choses. Et pendant que vous vous occupez de ça… (elle sourit) je pense que je vais prendre une douche et boire un Martini avant de dîner. »
« Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? marmonna le commodore Ray Chatterjee en étudiant les icônes apparaissant sur le répétiteur relié aux plateformes de reconnaissance qu’il avait envoyées en avant-garde dans le système. Comment diable ces vaisseaux sont-ils arrivés là, et que diable y font-ils ?
— Je ne sais pas, monsieur, répondit le capitaine de corvette Lori Oison, son officier opérationnel. Tout de go, cela dit, je dirais que les réponses ne nous feraient sans doute pas plaisir si nous les connaissions.
— Je ne vous le fais pas dire », acquiesça Chatterjee, sombre.
Il se cala au fond de son fauteuil de commandement, l’expression encore plus grave que la voix, et réfléchit.
Quand l’ambassadrice Corvisart et lui avaient été envoyés en Nouvelle-Toscane, nul ne comptait sur un accueil pareil. Qu’étaient-ils donc censés faire en trouvant dix-sept croiseurs de combat et cinq contre-torpilleurs solariens en orbite de garage autour de la planète ?
Ça pue extrêmement fort, songea-t-il. La seule question est de savoir si les Solariens savent ou non qu’ils font partie de ce qui se prépare… et j’ai un mauvais pressentiment à cet égard. Il est au moins vaguement possible qu’ils ne le sachent pas, j’imagine, mais il faudrait qu’ils soient plus bêtes que des bûches pour ne pas se rendre compte que les Néo-Toscans cherchent à se servir d’eux. Bon, d’accord, j’ai connu des Solariens plus bêtes que des bûches. Et, bizarrement, ça ne me rassure pas beaucoup.
« Contactez l’ambassadrice, Jason, ordonna-t-il au capitaine de frégate Jason Wright, son chef d’état-major. Demandez-lui de nous rejoindre dans ma salle de briefing. Puis contactez le capitaine DesMoines et faites-lui la même demande.
— À vos ordres ! »
« Oui, monsieur le Premier ministre ? dit Anisimovna, aimable, en regardant l’écran tout en faisant doucement tourner les glaçons dans son Martini. Qu’est-ce qui me vaut le plaisir ?
— On vient de nous informer que trois contre-torpilleurs ou croiseurs légers manticoriens sont entrés dans le système ; j’ai pensé que vous aimeriez le savoir. Ils se dirigent en ce moment même vers la Nouvelle-Toscane. On estime qu’ils atteindront une orbite de garage d’ici trois heures.
— Vraiment ? » Anisimovna permit à ses yeux de se plisser pour évoquer une réflexion soudaine, et posa son verre au bord de la table basse, devant elle. « Je ne les attendais pas si tôt. Est-ce que tous nos… atouts spéciaux sont en place ?
— Nous recevons beaucoup d’émissions et autres données les concernant de nos nouvelles plateformes, lui assura Vézien, bien qu’elle le soupçonnât d’être moins confiant qu’il ne voulait-le paraître. Le ministre de la Guerre, monsieur Pélisard, est en contact avec l’amiral Guédon, qui se dit sûr de recueillir assez de données pour que nous… mâchions le travail aux Solariens. Ma seule inquiétude est que Byng soit déjà chez nous. » Il secoua la tête ; une ombre d’appréhension s’infiltra dans son expression. « Je regrette qu’il ait eu tellement hâte d’arriver !
— Je comprends cela, monsieur le Premier ministre. » Anisimovna lui lança un sourire narquois. « Je ne m’attendais pas non plus à ce que le commissaire Verrochio réponde si vite à notre premier message. Après tout, les Solariens ne sont jamais pressés d’agir – c’est un reproche que nous leur adressons tous. L’amiral Guédon pense-t-il pouvoir travailler malgré ça ?
— Probablement. » Vézien gonfla un instant les joues. « Nicolas… je veux dire monsieur Pélisard semble assez confiant, en tout cas. Cependant, si les Solariens effectuent une comparaison serrée entre les données que leurs propres capteurs sont sans nul doute en train d’enregistrer en ce moment et les « incidents » que nous allons leur envoyer d’ici peu, ils pourront fort bien repérer ce que, nous, nous sommes en train d’enregistrer quand ils le reverront plus tard.
— À votre place, je ne me ferais pas trop de souci, monsieur le Premier ministre. » Le sourire d’Anisimovna se fit carnassier. « L’amiral Byng déteste assez les Manties pour ignorer tout petit problème gênant, et le commissaire Verrochio est déjà disposé à en faire autant. Tout ce dont nous avons besoin, c’est un scénario vaguement plausible aux yeux de quiconque n’aura pas accès aux données que vous réunissez en ce moment. »
« Qu’est-ce que vous en pensez, Ingeborg ? demanda Josef Byng, les mains derrière le dos, en étudiant le large répétiteur principal du pont d’état-major du VFS Jean Bart.
— Les rapports préliminaires n’ont pas encore fini d’arriver, monsieur », répondit le capitaine de vaisseau Ingeborg Aberu, son officier opérationnel, qui releva un instant les yeux de sa propre console et grimaça en croisant le regard de Byng, comme pour demander ce qu’on pouvait attendre d’autre d’un centre d’informations de combat géré par du personnel de la Flotte des frontières.
« D’après ce qu’on a pour le moment, toutefois, reprit Aberu, il semblerait que ce soient trois croiseurs légers. Ils se dirigent vers l’intérieur du système. On pense qu’ils ont déjà envoyé un message par transmission discontinue au gouvernement local, mais ils n’ont pas branché leurs transpondeurs, si bien que nous n’avons pas encore d’identification ferme. Étant donné les circonstances, toutefois, je ne pense pas qu’on puisse trop se demander à qui ils appartiennent, monsieur.
— C’est couillu de leur part, amiral », observa Karlotte Thimár. Comme Byng se tournait vers elle, elle haussa les épaules. « Je veux dire : débarquer comme ça en Nouvelle-Toscane. C’est un peu une escalade par rapport au harcèlement des transports néo-toscans dans un coin paumé comme Péquod.
— Par rapport au harcèlement, peut-être, Karlotte, répondit Byng. Mais par rapport à la destruction d’un cargo sans armes se livrant à un commerce légal ? » Les muscles de sa mâchoire se contractèrent. Nul en Meyers, avant son départ pour la Nouvelle-Toscane, pas même lui, n’avait cru la situation susceptible de s’aggraver aussi rapidement ni les Manties d’agir aussi ouvertement. Il sentit une nouvelle vague d’indignation déferler en lui. « Je crois que nous assistons à une progression directe des saloperies qu’ils font depuis le début, continua-t-il. Ils ont décidé de serrer la vis au gouvernement néo-toscan dans sa propre arrière-cour.
— Ma foi, si c’est ce qu’ils veulent, monsieur, dit le capitaine de frégate Lennox Wysoki, l’officier de renseignement de Byng, avec un petit rire mauvais, ils vont être terriblement dépités quand ils se rendront compte que nous sommes en orbite ici même ! »
« J’admets que c’est malheureux, commodore, dit Amandine Corvisart, et je ne vais pas prétendre non plus que ça me fait plaisir. Mais je ne vois pas comment nous pouvons laisser cela interférer avec notre mission. On ne peut pas tourner bride et rentrer chez nous comme si la simple présence de vaisseaux de guerre solariens nous faisait peur !
— Je pense que madame l’ambassadrice a raison, monsieur, appuya le capitaine de frégate John DesMoines, commandant du Roland et capitaine de pavillon de Chatterjee, sombre.
— Bien sûr que oui, Jack ! gronda le commodore. D’abord parce que c’est l’ambassadrice et que, nous, nous sommes là pour soutenir sa mission, donc c’est son avis qui compte. Ensuite, parce qu’il se trouve que je suis d’accord avec elle. Ce que j’essaie de faire, c’est déterminer la meilleure manière de gérer la situation. Ignorer les Solariens ? Faire comme s’ils n’étaient pas là jusqu’à ce qu’eux décident de nous parler ? Ou bien traiter leur présence comme une visite normale et suivre les protocoles d’échange entre puissances amicales se croisant dans un port neutre ?
— Nous n’avons aucune raison de nous montrer trop sournois », dit Corvisart au bout d’un moment. Chatterjee agita la main pour l’inviter à continuer, et elle haussa les épaules. « Il est impossible qu’autant de vaisseaux de guerre solariens soient garés dans un système stellaire perdu comme la Nouvelle-Toscane sans y avoir été conviés. La seule chose qui a pu leur faire quitter le secteur de Madras pour y venir est une invitation assez pressante – accompagnée par un message relatant toutes les déprédations causées par les méchants Manticoriens aux innocents cargos néo-toscans, par exemple. En tout cas, nous devons supposer qu’ils ne sont pas là par hasard, qu’ils sont disposés à se montrer hostiles envers nous et vont nous faire subir un certain nombre de contrariétés pendant notre séjour.
— Au moins, ça ne sera pas une grande nouveauté ! » Le commentaire de Lori Oison avait été prononcé à voix tout juste assez basse pour que Chatterjee fît mine de ne pas l’avoir entendu. Encore qu’il fût entièrement d’accord.
« D’un autre côté, continua l’ambassadrice, ce sont pour l’instant, au moins techniquement, des passants neutres et impartiaux. Nous avons affaire avec le gouvernement néo-toscan, pas avec la Flotte de la Ligue, et nous devons en tenir compte dans notre approche. Si le commandant solarien choisit d’entrer dans la danse, il faudra que je m’en occupe mais, en attendant, je vais les ignorer complètement – après tout, je suis une civile venue traiter avec d’autres civils – pendant que vous et votre état-major vous occuperez des salutations normales d’une flotte à une autre.
— Eh bien, fit sèchement Chatterjee, ce sera une vraie partie de plaisir. »
Quelques heures plus tard, le commodore Chatterjee se retrouvait sur le pont d’état-major du Roland.
Il y avait en fait deux raisons à la taille colossale des classes Roland par rapport aux autres contre-torpilleurs. D’une part, c’étaient les seuls de la Galaxie équipés pour tirer les missiles Mark 16 à double propulsion. Les munir de cette capacité – et installer à leur bord douze tubes – avait requis une modification notable des Mod. 9-c montés sur les Saganami-C. Le Mod. 9-e du Roland reprenait en gros le tube du 9-c mais débarrassé de tout l’équipement de soutien normalement associé à un lance-missiles indépendant. Six de ces nouveaux tubes se voyaient agglutinés, et les soutiens nécessaires à tous combinés en une seule grappe. Il y avait donc une telle grappe dans chaque tête de marteau, à la proue et à la poupe, les emplacements traditionnels des armes à énergie de poursuite d’un vaisseau. Compte tenu des grands cônes d’ouverture manticoriens, les douze tubes pouvaient viser n’importe quelle cible mais cet emplacement les rendait plus vulnérables : un unique coup au but pouvait retirer au vaisseau la moitié de ses loyaux lance-missiles, un risque auquel Chatterjee n’aimait guère songer. Toutefois, un contre-torpilleur n’était pas censé recevoir les mêmes coups de pilon qu’un vaisseau du mur et le commodore était tout disposé à accepter les vulnérabilités des Roland en échange de leurs avantages écrasants en matière de missiles.
L’autre raison de leur taille (outre le besoin de faire de la place aux lance-missiles) était que chaque unité de la classe était équipée de la capacité de devenir vaisseau amiral. La Flotte royale manticorienne était tombée à court de vaisseaux amiraux convenables dans les catégories croiseur et contre-torpilleur durant la Première Guerre havrienne, et les Roland étaient entre autres destinés à pallier cette pénurie. Assez gros et solides pour accompagner des croiseurs légers, eux-mêmes dotés d’une portée de tir convenable, ils devaient aussi être produits en nombre suffisant pour fournir beaucoup de ponts d’état-major. Des ponts certes pas aussi grands ou luxueux que ceux d’un croiseur de combat ou d’un vaisseau du mur, mais assez pour la tâche qu’on leur assignait, et, plus important, qui seraient là quand on aurait besoin d’eux.
Voilà pourquoi Ray Chatterjee disposait d’un tel confort et d’un tel espace où s’installer pour ruminer.
Je ne m’attendais pas à ce que ça se passe en douceur, songea-t-il. Toutefois, je ne pensais pas non plus que ce serait aussi compliqué.
Il ne pouvait se dire surpris que les Néo-Toscans évitent à tout prix de réagir de manière nette au message délivré par l’ambassadrice Corvisart. Ils ne pouvaient après tout guère en reconnaître la validité, donc un simple refus de l’accepter était leur meilleure option pour le moment. Chatterjee s’étonnait cependant un peu qu’ils n’eussent pas encore demandé aux Solariens d’intervenir en leur faveur, au moins en tant que partie neutre mais amicale.
Ça doit vouloir dire que leurs données falsifiées ne sont pas encore toutes en place, se dit-il. Même un connard comme ce Byng ne serait pas follement amusé qu’on lui soumette une argumentation trop grossière. Je me demande s’ils savaient seulement qu’il allait arriver si tôt que ça.
Quelle que dût être l’attitude des Néo-Toscans envers Amandine Corvisart, toutefois, aucune question ne se posait quant à celle de l’amiral Josef Byng envers l’Empire stellaire de Manticore. Le commandant du poste de contrôle de Nouvelle-Toscane avait, selon Chatterjee, donné l’impression visuelle et orale d’avoir un manche à balai planté dans certain orifice. Très raide, il s’était à peine tenu du bon côté de l’impolitesse caractérisée, quoique le commodore n’eût su dire si c’était parce qu’il savait exactement ce qui était en cours, qu’il y participait, ou bien parce qu’il l’ignorait et croyait de bonne foi les histoires d’horreur racontées par son gouvernement à propos de l’infâme harcèlement manticorien. Ce que croyait Byng, en revanche, ne faisait guère de doute.
« Tant que le gouvernement néo-toscan est prêt à tolérer votre présence, commodore, avait-il dit, crachant chacun de ses mots comme un éclat de glace, je la tolérerai aussi. Je vous ferai en outre la courtoisie – au moins pour le moment – de supposer que vous n’avez pas pris part personnellement à la grossière violation des droits de la Nouvelle-Toscane au sein de l’amas. La Ligue solarienne, toutefois, n’apprécie guère ce genre de manœuvre, en particulier la destruction de vaisseaux marchands non armés et de leurs équipages. Je suis sûr que vous avez ordre de ne pas discuter de ces questions avec moi, commodore, aussi ne vous presserai-je pas de le faire cette fois-ci. Ce qui s’est passé finira de toute façon par être assez clarifié pour que mon gouvernement prenne une position officielle. J’attends cela avec impatience, puisque nous aurons peut-être alors cette discussion, finalement. Bonne journée, commodore. »
Cet échange – si une tirade glaciale à sens unique pouvait être qualifiée d’échange – n’avait en rien rassuré Chatterjee. Pas plus que ne le rassurait le comportement des croiseurs de combat solariens. Aucun n’avait ses bandes gravitiques ni ses barrières latérales levées, mais une observation visuelle rapprochée – et, à moins de cinq mille kilomètres, il était possible d’effectuer une inspection visuelle très rapprochée, même sans avoir recours à des plateformes de reconnaissance déployables – permettait de constater que leurs batteries à énergie étaient servies. Les capteurs détectaient en outre des radars et des lidars actifs que le CO identifiait comme des systèmes de contrôle de feu antimissile. À strictement parler, il s’agissait donc de systèmes défensifs, pas offensifs, une distinction toutefois non avenue à pareille distance. Ces croiseurs de combat savaient exactement où trouver les vaisseaux de Chatterjee et il leur serait très, très difficile de les manquer.
Arrête ! s’ordonna-t-il, sévère. Byng est un salopard mais il n’est pas fou… j’espère. Et seul un fou déclencherait une guerre pour une contrariété. Corvisart achèvera d’une manière ou d’une autre ses discussions avec Vézien et Cardot demain ou après-demain, moment auquel on pourra se tirer. En attendant, ce dont on a besoin, c’est que chacun reste calme dans notre camp. C’est tout ce dont on a besoin.
Il se dit cela très fermement, et sa raison savait qu’il s’agissait d’une analyse logique et convaincante de la situation.
Toutefois, il se réjouissait tout de même d’avoir laissé Naomi Kaplan et le Tristan protéger ses arrières.
« Ça me plaît de moins en moins, pacha, dit le capitaine de corvette Alvin Tallman.
— Parce que vous disposez d’un cerveau qui fonctionne, Alvin, répondit Naomi Kaplan à son second. Je ne vois en tout cas pas d’autre raison pour laquelle vous pourriez ne pas aimer ça. »
Les lèvres de Tallman s’étirèrent en un bref sourire qui n’alla pas jusqu’à ses yeux, et Kaplan le comprit parfaitement. La tension devait être forte à bord des trois autres vaisseaux de la division, mais, à sa manière, celle qui régnait à bord du Tristan était encore pire, car il se trouvait à plus de dix minutes-lumière de la Nouvelle-Toscane. Grâce aux plateformes Cavalier fantôme, ses occupants voyaient exactement ce qui se passait – ou, pour le moment, ne se passait pas – aux alentours immédiats de la planète, quoique données et images fussent âgées de dix minutes quand ils les recevaient. Même avec des Mark 16, cependant, ils ne pourraient en rien s’opposer à ce qui se produirait à une telle distance – qui les isolait efficacement des vaisseaux solariens et, perversement, leur inspirait la culpabilité de leur invulnérabilité et de leur impuissance.
Kaplan explora sa passerelle du regard, observant ses officiers de quart, songeuse. Elle avait à présent eu le temps de faire leur connaissance, bien qu’elle connût encore Abigail mieux que tous les autres – y compris Tallman. C’était toutefois en train de changer et elle avait désormais conscience de leurs forces et faiblesses, de la manière dont ces qualités devaient se mêler afin que les premières soient sublimées et les secondes compensées.
Par exemple, l’éternel ressentiment malsain d’O’Reilly à l’égard d’Abigail. L’officier de com était parvenu à le maîtriser assez pour que le commandant et son second n’eussent pas été forcés de le remarquer officiellement – ou, du moins, de le remarquer encore plus officiellement – mais Kaplan n’était pas convaincue que le problème dût en rester là. Elle avait cependant découvert qu’en dépit de sa personnalité déplaisante O’Reilly était très compétente dans sa branche. Il lui avait certes fallu le coup de pied aux fesses de Tallman pour se décider à le prouver, mais elle avait depuis fort bien organisé son département. Qu’elle y fût parvenue irritait d’ailleurs Kaplan – laquelle admettait toutefois volontiers la bêtise qu’il y avait à souhaiter que cette femme fit mal son travail juste parce qu’elle la trouvait antipathique.
Et puis il y avait les autres. Le lieutenant Hosea Simpkis, son astrogateur graysonien. Le lieutenant Sherilyn Jeffers, son officier GE, aussi manticorien et matérialiste que possible, et qui formait néanmoins un tandem très fonctionnel avec Abigail… contrairement à O’Reilly. Le lieutenant Fonzarelli, aux machines. Le major Zagorski, son officier logistique… Ils étaient pareils aux fils d’acier courant dans une de ces épées que façonnaient si patiemment les forgerons de Grayson. Ils n’étaient pas parfaits, ils n’approchaient même pas de ce but à jamais hors d’atteinte, mais ils étaient bons, formaient l’un des meilleurs groupes d’officiers avec lesquels elle avait jamais servi. Si elle se débrouillait pour merder, ce serait sa faute à elle, pas la leur.
Eh bien, voilà une belle manière d’envisager l’avenir, Naomi, se dit-elle avec aigreur. Tu ne voudrais pas broyer encore un peu plus de noir, cet après-midi ?
Ses lèvres hésitèrent un instant au bord d’un sourire, puis elle prit une profonde inspiration et reporta son attention sur les signaux de données étincelants et silencieux de son répétiteur.
Le lieutenant Léopold Rochefort jeta un discret coup d’œil à son chrono pour à peine la cinq centième fois depuis qu’il avait reçu le code d’activation. Il aurait voulu ne pas avoir les mains aussi moites.
Tout cela lui avait paru très simple quand on lui en avait parlé pour la première fois. Après tout, il faisait partie de la poignée d’officiers néo-toscans connaissant la vérité, puisque son frère aîné était le premier officier des communications de l’amiral Guédon. Il savait donc, qu’il fût censé le savoir ou non, que sa mission était une simple facette du projet. Qu’on fût prêt à le payer si royalement pour accomplir une tâche devant contribuer aux objectifs de son gouvernement n’était que la cerise sur le gâteau.
C’était du moins ce qu’il lui avait semblé au moment de son recrutement. À présent que le moment était venu, toutefois, la situation ne lui paraissait plus aussi simple. Il opérait hors de la chaîne de commandement spatial, aussi ne bénéficierait-il d’aucune couverture officielle s’il merdait. D’un autre côté, il était placé sous l’autorité directe de Dusserre, le ministre de la Sécurité. Voilà qui devrait au moins lui fournir une certaine protection si les choses tournaient mal.
Mais elles ne vont pas tourner mal, se dit-il fermement… une fois de plus. Après tout, comment est-ce que je pourrais vraiment merder ?
Se rappelant certains événements de sa carrière, quand il était tout jeune officier, il estima préférable de ne pas trop se pencher sur cette dernière question.
Il parcourut des yeux le compartiment qui l’entourait. Rochefort était officier des communications subalterne à bord de la base spatiale Giselle, principale plateforme de contrôle et de communication du système de Nouvelle-Toscane et important centre industriel. Comme le lui avait fait remarquer l’inspecteur de la Sécurité, Giselle était donc l’endroit idéal pour insérer le ver « manticorien » dans les ordinateurs d’astrogation du système. Rochefort s’étant demandé pourquoi on avait choisi la section com plutôt que le poste de contrôle, l’inspecteur anonyme le lui avait expliqué sans se faire prier. À l’évidence, pour que les coupables voulus soient accusés de l’agression sur les ordinateurs, elle devait venir de l’extérieur et être insérée dans le système par un canal de com, puisque les Manties n’auraient aucun accès physique aux machines. Rochefort l’enverrait donc à un satellite de com en orbite de garage non loin des vaisseaux manticoriens, satellite qui le transmettrait au poste de contrôle, où il s’en prendrait servilement aux ordinateurs.
Le lieutenant ne voyait pas vraiment l’intérêt d’une telle opération. Heureusement, peut-être, il ne lui appartenait pas de critiquer la stratégie qu’on lui avait ordonné d’appliquer : ceux qui l’avaient mise au point avaient sûrement trouvé le moyen de faire passer cela pour une manœuvre logique des Manties.
Et en parlant des Manties…
Il était l’heure, se rendit-il compte, avant d’enfoncer une touche de fonction programmée plusieurs semaines auparavant.
Malheureusement pour le lieutenant Rochefort, il n’avait en fait jamais été contacté par un employé du ministère de la Sécurité. Du moins pas un de ses employés actuels. L’homme qui s’était présenté comme un inspecteur avait été au service de Dusserre mais, depuis deux ans T, il était beaucoup mieux payé par l’ambassadeur Metcalf et ses nouveaux employeurs mesans.
Comme Rochefort, ce faux inspecteur s’était demandé comment Manpower convaincrait l’opinion que l’Empire stellaire de Manticore avait perdu du temps à introduire un ver dans les ordinateurs de contrôle de la circulation spatiale d’un système stellaire de troisième ordre comme la Nouvelle-Toscane. Et, comme Rochefort, il avait estimé que la réponse à cette question résidait à un niveau bien supérieur au sien. Il avait donc communiqué au lieutenant ses instructions ainsi que l’émission préenregistrée nécessaire et le code d’activation devant lui apprendre qu’il était temps pour lui de participer à la défense des intérêts de la Nouvelle-Toscane.
Peu après, il avait eu un accident fatal du nom de Kyrillos Taliadoros et il avait disparu aussi complètement que discrètement.
Plus personne n’aurait donc pu relier le lieutenant Rochefort à Manpower ou Mesa avant qu’il n’appuie sur sa touche de fonction.
Et nul ne pourrait non plus le relier à Mesa après les événements, puisque le message qu’il venait d’envoyer était en fait le signal de détonation de la bombe de deux cents kilotonnes dissimulée dans une caisse qu’un cargo de Jessyk & Co. avait déposée sur Giselle un mois plus tôt, désormais stockée dans une soute située cent douze mètres devant le compartiment de Rochefort et trois cents mètres en dessous.
Ray Chatterjee buvait un café quand il entendit un bruit étrange. Il lui fallut un moment pour réaliser qu’il s’agissait d’une inspiration bruyante, sous l’effet d’une intense surprise. Alors que son cerveau tentait encore de l’identifier, il se rendit compte que le bruit provenait du capitaine de corvette Oison, lequel releva la tête et se tourna vers lui.
« Monsieur ! La base spatiale Giselle… Elle vient d’exploser.
— Hein ? »
En dépit de ses pensées précédentes, l’information refusa un instant de pénétrer son esprit et il se contenta de fixer l’officier opérationnel. Il s’était focalisé sur les vaisseaux solariens, s’inquiétant de l’avenir, essayant de comprendre le passé… Rien ne l’avait préparé à ce qu’une base spatiale de presque dix kilomètres de long pût soudain exploser.
Ses yeux filèrent vers le visuel et il se figea en découvrant le terrible spectacle. Sous le choc, en proie à une incrédulité pure et simple, il continua de le fixer en s’efforçant d’assimiler l’énormité de cet événement. Plusieurs secondes s’écoulèrent sans qu’il y parvînt puis, soudain…
« Communications ! lâcha-t-il sèchement. Appelez-moi sur-le-champ l’amiral Byng ! »
« Qu’est-ce que… ! »
Josef Byng observait l’affichage visuel, pas le répétiteur tactique, au moment où Giselle explosa. La soudaine éruption de lumière et de fureur qui anéantit quarante-deux mille hommes et femmes à bord de la base spatiale le prit au dépourvu. L’écran se polarisa aussitôt, protégeant ses yeux de l’éclair aveuglant, lequel était si proche, si puissant, que l’amiral eut tout de même un involontaire mouvement de recul.
« Monsieur ! cria presque le capitaine Aberu. Monsieur ! La base spatiale néo-toscane vient d’exploser !
— Les Manties ! » lâcha Byng, avant de pivoter vivement pour enfoncer une touche prioritaire sur son com. Le capitaine Warden Mizawa, commandant du Jean Bart, apparut aussitôt sur l’écran.
« Urgence jaune, capitaine ! Les Manties viennent de…
— Je sais que la base a été détruite, monsieur, dit vivement Mizawa, anxieux, mais c’était une explosion nucléaire – une explosion de contact ; le CO estime une puissance d’au moins deux cents kilotonnes – et pas d’arme à énergie. Or nous n’avons repéré aucune trace de missile, donc…
— Je viens de vous donner un ordre, capitaine, bon Dieu ! grinça Byng, furieux qu’un simple commandant de la Flotte des frontières ose lui opposer des arguments à un moment pareil. Je me fous de ce que vous avez repéré ou non ! Nous sommes ici à poil, sans même une barrière latérale. Qui d’autre aurait pu faire une chose pareille, d’après vous ?
— Mais, monsieur, il n’a pas pu s’agir d’un missile si nous n’avons pas détecté…
— Ne discutez pas avec moi, bordel ! » rugit Byng, que l’affolement gagnait. De quelque manière qu’ils eussent procédé, les Manties ne pouvaient se permettre de laisser aucun témoin derrière eux et, sans bandes gravitiques pour les arrêter, même des putain de contre-torpilleurs pouvaient…
« Mais, monsieur, s’ils avaient…
— Fermez-la et exécutez vos putain d’ordres, capitaine, ou je jure devant Dieu que je vous fais fusiller cet après-midi ! »
Un instant, Warden Mizawa vacilla au bord de l’insubordination. Puis cet instant passa.
« Bien, monsieur, dit-il d’une voix rauque. Urgence jaune, disiez-vous. » Il lança à Byng un dernier regard brûlant et se détourna de la com pour s’adresser à son officier tactique.
« Ouvrez le feu », lança-t-il rudement au capitaine Ursula Zeiss.